Quelle est la genèse de cette série ? Il s’agit d’un ensemble de grandes peintures à l’huile sur toile, rassemblées et montrées ici pour la première fois, dont les premières sont nées en 2005, à Gyumri, Arménie.
Dans le brouillard sociétal de l’Arménie actuelle – petite république caucasienne géopolitiquement assez isolée de ses voisins sur ses quatre frontières – la recherche d’un horizon plus clair coïncidait à cette époque pour Arman Tadevosyan avec celle des racines de l’art arménien : il a beaucoup regardé la peinture des églises qu’on réouvrait dans cette ère post-soviétique, et qui était présente aussi dans un livre de l’héritage familial: des miniatures du Xème au XVIIème siècle.
Là, des scènes à deux personnage, statiques, hiératiques, sont légion: des annonciations surtout! Et ce n’est pas la moindre contradiction du peintre, d’avoir converti le motif minuscule de ces miniatures, en peintures très grand format! Quand on l’interroge sur le surgissement de ce titre pour ses compositions, Arman Tadevosyan répond par un regard lui-même plein d’interrogation…
Plus tard, il nous dira que ces mots résonnent à son oreille avec une certaine froideur clinique, comme issus du langage médical.
Echo peut-être à des peurs enfantines enfouies: le corps, n’est-ce pas aussi le territoire de l’angoisse de mort par excellence?… la source d’un sentiment intense de précarité? Mais un jour, il suggèrera quelques clés, à la source de son inspiration : la transfiguration contemporaine de tableaux anciens, tableaux de grands maîtres intensément contemplés, et qui l’ont marqué dans sa formation artistique.
Et quand on compare les fresques créées, avec le modèle qui les a inspirées, on peut alors pressentir que le peintre nous a livré une partie du mystère! Il est allé prélever des lignes, des motifs, dans des peintures désormais classiques, pour en saisir et en restituer la force, le mouvement… la pulsion, peut-être?
On pourrait préférer l’ignorer ?… Peut-être aimera-t-on, au contraire, deviner derrière la série «Corps isolés», ces figures, porteuses des principales constructions culturelles occidentales, qu’elles soient religieuses ou mythologiques : «Naissance de Vénus», «Adam et Eve chassés du Paradis», «Le baiser de Judas», «Crucifixion» ou «Piéta»… L’humble «Ronde des prisonniers» de Van Gogh, elle-même, vient prendre place dans ce résumé saisissant de la condition humaine!
Le Corps de Gloire des Saints de la peinture religieuse -rappelé ici comme de très loin- s’est toujours posé comme le strict envers du destin fragile, périssable, éphémère, du pauvre corps humain. Les corps dans la peinture d’Arman Tadevosyan, isolés, mais aussi reliés, embrassés… continuent la danse de l’humanité, assument ses deux faces, le noir et le blanc, le mal et le bien, la tendance à la chute comme l’aspiration à la grâce…
Emmanuelle Costet
Nancy, le 20 janvier 2012
DEUX VOIX POUR »CORPS ISOLÉS »
On assiste, dans la société contemporaine, à une tendance à la commercialisation du corps humain. On a oublié, par exemple, cette vieille sagesse judaïque, qui considérait le corps humain comme un micro-univers, connecté en permanence avec l’infini de l’Univers… On passe ainsi, peut-être, à côté d’une autre dimension du corps, celle d’un corps intouchable… irréel…
Arman Tadevosyan, lui, fait apparaître cet aspect «invisible» du corps. Il le matérialise et laisse apercevoir son caractère physique et anatomique d’une manière surtout symbolique. L’objet de sa peinture est l’être humain lui-même, «impressionné» sur la toile. Cette impression, directe, brute, sans médiation, permet paradoxalement de voir apparaître dans le tableau, la trace spirituelle des corps.
Celle qui contient les complexes, la trace des évènements passés- parfois le refus, l’exil… parfois la découverte de ce qui était caché, voilé…
Ces empreintes de corps se dissolvent dans une brume colorée, cherchant avec elle un rapport organique, et tentant de restaurer les traces d’un être dans l’espace, le temps, l’histoire… Parfois les relations de corps à corps, ou de corps à ombre colorée sont contrastées, parfois au contraire elles sont à peine visibles, créant l’impression que les corps sont en mouvement dans l’espace, pris dans un mouvement cosmique.
La dimension cosmique est primordiale pour le peintre: il crée un espace mental, donne une forme à des états d’âme issus de sa conscience, et se manifestant sous la forme d’images. Les empreintes de corps, séparées de leur «moule», tentent d’atteindre une forme de libération.
Face à l’équilibre ainsi trouvé entre l’ombre colorée et les corps, on peut évoquer, peut- être, la théorie anthroposophe de Steiner: la composante physique de la couleur devient composante spirituelle. Le vert/ intellect… le bleu/ renoncement à soi-même… le jaune/ catharsis… s’unissent pour devenir une création visiblement spirituelle.
Pour le percevoir, il n’est besoin que d’une vision, ou d’un regard … spirituels.
Gohar Smoyan
Gyumri, le 11 janvier 2012 Traduction : Ani HAMALBACHYAN et Emmanuelle COSTET